Volume 9, No. 4 
October 2005





 

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L'Épreuve de l'autre dans la traduction espagnole de Vivre me tue

Dr. Nadia Duchêne

n 1997, Paul Smaïl, jeune français d'origine marocaine, publie son premier roman intitulé Vivre me tue. Témoignage, parcours et portrait d'un univers beur dans la métropole parisienne ; histoires touchantes, affirmation et difficile construction d'une identité née du contact et de la confrontation avec un autre groupe, dans une perception de la différence parfois indicible. Le roman connut un vif succès et fut adapté à l'écran en 2003 par Jean-Pierre Sinapi.

L'identité beure, largement mise en relief par les états d'âme du narrateur et l'exploitation du stéréotype, est également illustrée dans le discours et se donne à voir dans les marques linguistiques ainsi que les mises en récit singulières. S'il est vrai que la plume de Paul Smaïl renvoie à la langue classique et cultivée, il n'en demeure pas moins que les dialogues, en particulier, produisent un texte empreint d'oralité dans lequel les variations linguistiques déterminent les caractéristiques des locuteurs et la situation d'énonciation. Nous sommes donc en présence d'échanges ancrés dans la vie quotidienne, situés dans un milieu social spécifique et enracinés dans un espace géographique précis. Il s'agit d'un mélange d'une part, de langage propre aux jeunes issus de milieux immigrés, et d'autre part, d'argot.

Le registre est donc fondamental et peut poser un certain nombre de problèmes au traducteur puisque ce dernier se trouve parfois devant un choix délicat dû aux particularités de ce type de discours par rapport à un discours standard. En ce sens, nous sommes d'accord avec Patrick Charaudeau dont nous reprenons les propos relatifs aux modes discursifs :

Ce lieu correspond à la compétence discursive en ce qu'il s'agit de choisir la façon d'organiser son discours : le mode de construction grammaticale [...], le mode de composition textuelle [...], le mode de récit [...] ; enfin le mode d'explication [...]. Ces façons d'organiser le discours jusque dans les moindres détails linguistiques témoignent des caractéristiques culturelles des peuples car il est vrai qu'il n'y a pas une façon et une seule de raconter le monde, une façon et une seule de l'expliquer, mais autant qu'il y a de cultures (2001 : 41-42).

Il nous semble important de rappeler ces aspects du discours puisqu'ils constituent les principaux fondements langagiers et identitaires dans lesquels sont ancrés les dialogues du roman objet de notre étude.

Nous nous proposons donc d'une part, d'analyser certaines difficultés qui se présentent à l'heure de traduire un texte de cette facture et d'autre part, de commenter les stratégies adoptées par les traductrices. Le rôle de « médiation » de ces dernières nous permettra aussi d'observer, une fois de plus, les répercussions que le passage ou le transfert d'une langue à l'autre entraîne lorsque certains éléments n'ont pas pu être pleinement reconnus. Conserver le sens suggéré dans la langue originale et le transposer dans la langue / culture réceptrice par le biais de formes qui permettent d'établir les mêmes correspondances phonologiques, prosodiques et sémantiques, constitue la grande complexité de ce type de traduction.

Comme nous venons de l'annoncer, l'une des difficultés est liée au passage d'un code oral à un code écrit et, dans ce cadre, nous pouvons relever dans un premier temps les indices de prononciation et du mode discursif des personnages. Dans Vivre me tue, les passages dialogués sont mis en exergue par de nombreux mots contractés et autres détails phonétiques dignes d'être examinés dans le sens où ils produisent une prosodie, une musicalité bien particulières. La contrainte consiste idéalement à trouver, quand cela est possible, une sonorité équivalente et un rythme de lecture permettant de rendre le propos de l'auteur. L'usage et l'effet du son semblent primordiaux dans la mesure où l'oralité, ce que nous appelons « le son du texte » joue un rôle fondamental dans la compréhension du texte.

Tenter de préserver le sens connotatif des sons et de conserver la saveur « exotique » est une contrainte des plus délicates puisque chaque communauté culturelle, dans notre cas, essentiellement la communauté beure, développe ses propres modalités d'organisation du discours. Examinons un extrait contenant certaines de ces particularités qui illustrent le « son du texte » et l'identité discursive :

  • L'avait qu'à prendre la Napoli, ce connard !
  • [...]
  • La pouffe ! A se gratte ! Veut qu'on y rabe un chouïa d'anchois...
  • [...]
  • Qu'est-ce j'y dis ?
  • [...]
  • Surtout que j'y connais, cette pouffe, avenue Junot ! A file pas de jonc, la salope ! C'est 98 balles, putain, a te file un faf de 100 et l'attend que tu y rends les deux balles, la salope ! Et deux codes, avec, et un inter, et genre au sixième cour escalier B, et un gros clebs de merde qui t'aboie sur, putain... Un chouïa d'anchois ! (A : 72-73). 1 

Cet extrait dépeint l'ambiance de travail des personnages employés chez « Speedzza » et la façon dont l'auteur retranscrit la conversation nous montre bien qu'il souhaite véritablement produire un effet de réel. Les marques d'oralité constituent ainsi un procédé conventionnel d'écriture qui permet de connoter une situation sociale et donc d'ancrer les locuteurs dans leur environnement culturel. La prosodie, le rythme de la langue sont signalés par l'omission des pronoms personnels ou leur contraction devant le verbe (l'avait, a se gratte, j'y dis ...), par le non respect du mode des verbes (l'attend que tu y rends), ou encore par l'emploi incorrect de la préposition (t'aboie sur), lesquels mettent en relief un relâchement évident de la prononciation et de la correction grammaticale considéré comme l'indice d'un registre populaire ou jugé comme un trait caractéristique du mode discursif des milieux immigrés. Soulignons par ailleurs, qu'ici, le parler oral permet de répondre au stéréotype. Nous voilà donc au cœur de la problématique et face au dilemme bien connu : il s'agit de tenter de reproduire un effet similaire à celui qu'exerce le texte original sur le lecteur français mais aussi et peut-être surtout, lorsque la syntaxe de la langue réceptrice ne le permet pas, de rendre le texte lisible. Or, il se trouve que la première difficulté inhérente à la langue espagnole réside dans le fait que le verbe contient à lui seul le pronom ; il s'avère donc difficile ici de transmettre cette forme d'oralité française consistant à supprimer le pronom pour renforcer l'effet d'oralité. Par conséquent, ce trait est condamné à disparaître dans le texte espagnol comme nous le voyons ci-dessous :

  • ¡Pues que hubiera pedido la Napoli, el muy gilipollas!
  • [...]
  • ¡Menuda roñosa! ¡No se rasca el bolsillo, no! Quiere que añademos por la cara una pizca de anchoas...
  • [...]
  • Además la conozco, a esa agarrada de la avenida Junot. ¡No da ni un céntimo, la muy cerda! ¡Coño! Si son 98 te da uno de 100 y espera el cambio, ¡cerda! Y con dos códigos y un telefonillo, tipo en el sexto patio escalera B, y un enorme chucho de mierda que te ladra, joder... ¡Una pizca de anchoas! (B: 63)

Ainsi, les indications prosodiques au même titre que les variantes grammaticales familières ou populaires ne peuvent pas être exploitées et la connotation produite par la graphie s'avère inévitablement moins riche en langue espagnole. Par ailleurs, la progression rythmique des phrases, perceptible notamment dans leur brièveté permet dans le texte original de souligner le rythme saccadé. Cet aspect n'est pas non plus rendu en espagnol. En revanche, nous pensons que la structure des séquences, la juxtaposition des phrases et dans certains cas, la simplicité syntaxique, autres indices du rythme, auraient pu faire l'objet d'une transposition autre en espagnol. En effet, afin de compenser quelque peu la déperdition prosodique, on aurait pu envisager par exemple, pour la première phrase du dialogue retranscrit ci-dessus :

  • ¡Pues haber pedido la Napoli, el muy gilipollas! (B: 63)

Dans la version espagnole, l'emploi du subjonctif plus-que-parfait renvoie à un registre soigné qui peut être compensé par la formule proposée ci-dessus, plus brève et identifiée à la langue orale.

Un peu plus loin, nous proposons également d'écourter la formulation, ceci nous permettant de supprimer dans la dernière proposition, le subjonctif, parfaitement respecté après le verbe « querer » alors que, comme nous l'avons observé, le texte original retranscrit une incorrection grammaticale:

  • ¡Menuda roñosa! ¡No se rasca el bolsillo, no! Quiere que añadamos por la cara una pizca de anchoas... (B: 63)

par:

  • ¡Menuda roña! ¡Que se joda! Encima quiere gratis una pizca de anchoas!

Outre la longueur de la phrase en espagnol, nous pensons qu'ici les traductrices ont mal interprété l'expression argotique « a se gratte » laquelle, nous semble-t-il peut répondre soit au refus d'une demande soit, à l'idée d'extorquer plutôt qu'au fait de « racler les fonds de poche » correspondant à l'expression ici employée : « rascarse los bolsillos ».

Nous allons nous intéresser maintenant à l'appropriation lexicale de la traduction. A cet égard, les propos de Patrick Charaudeau nous semblent une fois encore fort pertinents dans le cadre de notre propos et notamment, en ce qui concerne la charge sociale des mots. Il nous rappelle ainsi que :

Lieu (la valeur sociale des mots) qui correspond à la fois à la compétence sémantique et à la compétence linguistique. Les mots, à force d'être employés dans certains types de situation finissent par s'identifier à ces situations et aux individus qui les utilisent dans ces mêmes situations, et donc à prendre certaines valeurs. [...] les mots acquièrent une valeur marchande en révélant l'identité sociale de ceux qui les emploient. On est donc fondé à parler de la « valeur identitaire » des mots.

[...] Valeur identitaire et valeur de vérité des mots constituent des « sociolectes », c'est-à-dire des manières de parler caractéristiques d'un groupe social (les mots qui font chic, pédant, populaire, ringard, branché, les jargons professionnels, etc). Ces sociolectes peuvent caractériser des communautés régionales, sociales ou l'ensemble d'une communauté socioculturelle (2001 : 42).

Nous l'avons signalé au début de ce travail, les particularités du vocabulaire employé dans Vivre me tue par rapport au français standard placent les traductrices face à une contrainte assez complexe. Le dictionnaire bilingue offrant bien souvent peu de ressources utiles pour ce qui est des jurons propres au langage des jeunes issus de milieux sociaux défavorisés ou conflictuels, il s'avère difficile de rendre le poids de l'outrage et le caractère grossier des propos exprimés dans le texte original. De plus, soulignons aussi que dans certains cas, il est malaisé de distinguer un mot simplement relâché d'un mot vulgaire, raison qui explique certainement la grande prudence des dictionnaires. De surcroît, l'argot étant un registre extrêmement peu docile et en perpétuelle évolution, il est donc difficile à maîtriser pour le traducteur.

Dans le texte espagnol, les mots ou expressions populaires, familières voire vulgaires à certains endroits, trouvent de nombreux équivalents. Les traductrices exploitent un nombre considérable de ressources lexicales dans la langue d'arrivée et leur texte rend assez bien le parler des milieux sociaux présents dans Vivre me tue. Ceci étant, bien qu'elles aient su tirer profit de la richesse de l'argot espagnol, nous sommes quelque peu surpris par la coexistence dans le même texte d'un lexique plus neutre et parfois plus littéraire dans certains passages. La connotation s'avère ici essentielle puisqu'elle constitue un ensemble significatif tel que le souligne Molinié :

[...] l'ensemble des évocations accompagnatrices du noyau dénotatif, comme un mouvement d'associations qualitatives qui colorent l'émission de la lexie dans le domaine affectif et social. (1986 :21)

Par ailleurs, suivant la posture de Ladmiral, nous considérons que fond et forme composent un tout indissociable et doivent être abordés ensemble dans la traduction :

[...] le style -les connotations- est un élément suprasegmental qui fait partie du message communiqué. [...] La connotation ne peut pas être définie comme un « pur supplément d'âme » stylistique, venu auréoler ou couronner un corps dénotatif. Elle est un élément d'information comme un autre que la communication traduisante est amenée à placer sur le même plan que la dénotation (1979 : 172).

Les exemples que nous allons présenter contribuent à une impression d'incohérence dans le registre, ce qui entraîne de légères déficiences quant à la décentralisation du roman de Paul Smaïl ainsi qu'une perte de connotation. D'une certaine manière, nous pouvons parler d'un manque de reconnaissance de la valeur du registre de langue et de la charge connotative au niveau macrotextuel.

« Je porte un fute en nylon laqué noir Adidas » [...] (A : 19) est traduit par « Llevo un « pantalón » de nailon brillante negro Adidas » [...] (B : 21). Ici, le terme espagnol « pantalón » nous semble relever d'un registre trop standard qui nuit au choix argotique de « fute » en français et pourrait être traduit par « pantaca » propre au langage des jeunes. La phrase « je me faisais tabasser » (A : 24) perd sa connotation violente avec un simple « me pegaban » (B : 26). Le choix de « me daban palizas », par exemple, compenserait la déperdition de registre de « me pegaban ». Ce même procédé de compensation pourrait s'appliquer à « je me faisais taxer » (A : 24) traduit par « Me quitaban mis cosas » (B : 26), trop neutre à notre sens alors que « Me birlaban mis cosas » restituerait le style familier de « taxer ».

Dans les pages qui suivent, certains termes ne peuvent que nous étonner par leur caractère fort peu en accord avec le contexte ; il s'agit de « chiotats » (A. 26) faisant référence aux toilettes rendu par « váter » (B : 27) peu pertinent pour suggérer le caractère spontané de l'encodage. Il nous semble que « cagadero » reflète bien mieux cette spontanéité. Puis, le terme « tire » (A : 38) pour parler de la voiture, effectivement traduit par « coche » (B : 36) alors que l'argot espagnol nous propose « carro » ou encore « tequi ». Plus loin, les locuteurs parlent de la « capote » (A : 38) faisant référence au préservatif : nous proposons ici le terme « la goma » fort actuel pour remplacer « el condón » (B : 37). Dans le cas du mot « conneries » (A : 44), nous attendrions plutôt « gilipolleces » très employé dans le langage oral quotidien pour substituer le simple et neutre « tonterías » (B : 41) très mesuré dans ce contexte. Le même choix pour ce terme se reproduit à d'autres occasions au long du texte d'arrivée.

Quant au mot « foutre » (A : 53) ayant le sens de « sperme », il est timidement rendu par « semen » (B : 48) alors qu'il existe « la lefa » d'ailleurs employé sans réserve quelques pages plus loin. Également « la meule » (A : 63), c'est-à-dire « la moto », est rendu par « la moto » (B : 56) : il existe néanmoins le lexème « burra ». « Boulot » (A : 68) trouve son équivalent avec « trabajo » (B : 60) quand l'espagnol nous propose le terme « curro » devenu particulièrement courant dans la langue orale. L'adjectif « radin » (A : 75) dans le sens d'avare, devient « pedorra » (B : 65). Ce choix ne peut laisser de nous surprendre et nous semble inapproprié étant donné qu'en espagnol la première acception de « pedorra » renvoie à une personne peu habile, inexperte et la seconde à une personne qui a « l'habitude de laisser échapper des vents ». Il nous semble donc que le terme qui conviendrait ici serait « rata » faisant référence à une personne avare. La traduction de l'expression « nous emmerder » (A : 109) par « fastidiarnos » (B : 93) produit un effet disparate. « fastidiarnos » nous paraît un tant soit peu discret par rapport à « jodernos » qui marque davantage le franc-parler du locuteur.

Il en va de même pour l'expression « un tipo borracho » (B. 93) pour « un mec bourré » (A : 110) ; il serait tout à fait possible de la remplacer par « un tipo con una tajá » permettant ainsi de renforcer la note familière de « bourré ». La phrase « Tu te fous de ma gueule » (A : 112) est un tour très idiomatique qui mériterait un équivalent tel que « ¿me tomas el pelo? » ou encore « ¿Estás de coña? » au lieu de « ¿Te estás quedando conmigo ? » (B : 95) qui ne nous semble pas relever d'un registre familier très marqué. L'expression « C'est tout pipeau » (A : 147) dans le sens de « ce n'est pas sérieux » ou « c'est du blabla » renvoie dans le texte d'arrivée à « Es todo mentira » (B : 123), qui sans être particulièrement marqué du point de vue du registre, limite le côté vivant de l'expression. Nous proposons « Es una trola » qui reflète mieux la spontanéité du commentaire. Signalons aussi « se gourer » (A. 163) rendu par « equivocarse » (B : 135) alors qu'il existe une expression beaucoup plus savoureuse en espagnol : « meter la pata ». Un autre tour idiomatique « la plupart s'étaient mis sur leur trente et un » (A : 178) dispose d'une expression qui rend cette idée de s'efforcer de bien s'habiller pour des circonstances particulières ; il s'agit de « ir con sus mejores galas », laquelle semble plus appropriée que « se había puesto lo mejor que tenía » (B : 148).

Tout au long du roman, la police est évoquée à plusieurs reprises en terme de « flics » ou « keufs ». L'argot espagnol offre ici plusieurs possibilités plus imagées et populaires que le simple terme de « polí » employé dans la plupart des cas comme équivalence de « flics ». Nous proposons ainsi les vocables « los maderos », très actuel chez les jeunes, « los picoletos » ou encore « la pasma ».

Ces exemples donnent une teinte plus fade au texte récepteur et réduisent donc la charge sémantique du texte original ; le registre du texte espagnol revêt un caractère parfois trop surveillé. Il est surtout difficile de comprendre ces choix dans la mesure où à d'autres endroits, les traductrices ont su reproduire la complexité stylistique. Les exemples relevés occultent un parler « coloré ». L'ensemble de ces observations nous amène ainsi à parler d'une impression d'incohérence dans les stratégies traductives qui entravent la mise en exergue par l'écrivain, d'une couleur locale et d'une identité discursive spécifiques qu'il convient, à notre sens, de ne pas négliger.

Finalement, signalons une erreur d'analyse du contenu d'un passage qui entraîne la perte du caractère comique de la situation et provoque l'incohérence du dialogue dans le texte d'arrivée. Il s'agit d'un dialogue entre Paul et Myriam. Paul, malgré la courte durée de son passage à la librairie de l'Abbesse où il a travaillé pendant quelques jours, décide de revoir Myriam, jeune femme qui ne le laisse pas indifférent. Il va donc la chercher à la sortie de la librairie. L'échange est amusant car les deux jeunes gens sont quelque peu intimidés par la situation ; Paul, balbutiant et maladroit, « s'emberlificote » entre vouvoiement et tutoiement:

 Paul. Vous attendez quelqu'un ?

 Je vous attendais vous. Je me suis permis de ... Je voulais m'excuser.

 Vous excuser de quoi ? Vous n'avez pas à vous excuser ! Pas à moi. Je suis seulement un peu triste que ...

 Que ... ?

 Eh bien, que vous ne soyez plus avec m..., nous, je veux dire ...

 [...]

 Et que vous ayez perdu si vite votre job ! Mais c'est vrai qu'elle est à chier !

 [...]

 Est-ce qu'on ne se tutoyait pas ?

 Oui. On peut continuer, si tu veux.

 Je ne vous mets pas en retard ?

 [...]

 Je ... Je peux t'offrir un verre ?

 Je veux bien oui. [...] (A : 115-116)

Le texte espagnol est rendu comme suit :

 ¿Espera a alguien, Paul ?

 Te esperaba a ti. Me he tomado la libertad de ... Quería pedirte disculpas.

 ¿Disculparte por qué ? ¡No tienes que disculparte ! Conmigo no. Sólo estoy un poco triste de que ...

 ¿De qué?

 Bueno, pues, que ya no estés conmi... con nosotros, quiero decir ...

 [...]

 ¡Y que haya perdido tan pronto el trabajo! Pero la verdad es que es una cabrona...

 [...]

 ¿No nos tratábamos con más confianza?

 Pues, sí. Podemos seguir, si quieres.

 ¿No tendrás prisa?

 [...]

 ¿Puedo ... puedo invitarte a algo? (B: 98)

Nous observons que le comique de l'échange perd de sa substance puisque c'est le tutoiement qui est employé dans la traduction, l'usage du « vous » n'apparaît qu'une seule fois, élément qui ne fait que renforcer l'incohérence du passage. Cela nous permet de penser que le lecteur espagnol ne peut pas comprendre la véritable substance de l'extrait étant donné qu'il n'est pas nécessairement à même de connaître les conventions culturelles de la politesse ni la valeur sémantique et pragmatique du vouvoiement et du tutoiement en contexte francophone. Il est clair qu'ici le « vous » exprime bien le malaise, l'embarras et la maladresse des deux personnages dans le contexte précis de cette rencontre. Les deux jeunes gens ont travaillé ensemble quelques jours et se tutoyaient. Renouer la relation dans un autre cadre et avec d'autres intentions déstabilise Paul. Il est donc regrettable que cette erreur de traduction, simple dans le sens où elle ne pose pas de complexité particulière du point de vue morpho-syntaxique soit à l'origine d'une incohérence dans le texte d'arrivée.

Au terme de ces propos, nous avons compris qu'il s'agit d'un texte profondément marqué par l'oralité. Les personnages, ancrés dans une strate et des conditions sociales précises, sont identifiés sans qu'il soit nécessaire de les décrire.

Les éléments relevés ne « mutilent » pas, bien entendu, le texte original et les stratégies adoptées par les traductrices nous paraissent dans l'ensemble répondre de manière satisfaisante à l'essence du roman. Cela dit, sans vouloir nous immiscer dans les vicissitudes théoriques, et conscients de la difficulté que suppose un texte de cette facture, ce qui attire notre attention réside dans le déséquilibre et le manque de cohérence des stratégies de traduction rencontrées dans le texte récepteur : l'usage sporadique d'un registre trop timide ou surveillé, voire excessivement fade à certains endroits, génère un décalage avec l'identité des locuteurs et nuit aux caractéristiques métalinguistiques et axiologiques dont ils sont porteurs. La voix de cet « Autre » est dépossédée de certaines de ses caractéristiques culturelles et le phénomène lexical considéré dans cette étude efface parfois les aspérités du texte original. Néanmoins, n'hésitons pas à le répéter: l'épreuve de l'Autre n'est jamais aisée...car il existe des tournures langagières posant de nombreux problèmes en traduction. Les contourner, si cela est possible, ou s'y confronter lorsque l'on a moins le choix, relève d'une fortune et d'un succès des plus relatifs.


BIBLIOGRAPHIE

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1 Dorénavant, A nous renverra au texte original et B au texte d'arrivée.