« Être spécialiste en tout, finalement c'est n'être spécialiste en rien.»
(Publicité d'une compagnie d'assurances)
l'heure de la mondialisation et de la multiplication des filières de formation à la traduction, la question de la spécialisation du traducteur se pose avec une acuité sans cesse croissante. Les frontières géographiques ont en effet en grande partie disparu, la traduction, sous l'effet de l'internationalisation de la communication, bénéficie d'un regain d'intérêt certain et les diplômes de traduction fleurissent un peu partout. Les « migrations » de traducteurs, principalement de l'Est vers l'Ouest, provoquent actuellement une mutation du marché que le traducteur professionnel va devoir négocier au mieux s'il veut assurer la pérennité de son activité. La mondialisation touche en effet tous les secteurs d'activité, y compris celui de la traduction, où l'on assiste depuis quelques années à des fusions entre les « poids lourds » du marché.
On connaît en effet les difficultés que suppose la maîtrise totale d'une, voire deux langues, il n'est donc pas difficile d'imaginer la tâche à laquelle se trouve confronté celui ou celle qui s'attaque à trois, quatre, ou cinq langues de front. | Le traducteur indépendant a-t-il encore sa place dans ce monde en pleine mutation ? Oui, sans aucun doute, à condition qu'il acquière une spécialisation et développe un savoir-faire qui saura convaincre le client de la qualité unique de ses prestations. Les agences, bureaux et autres entreprises de traduction ont en effet leurs qualités propres (nombreuses combinaisons de langues, diversité des domaines de traduction, moyens financiers importants permettant notamment des investissements dans du matériel lourd et coûteux, etc.) mais ne peuvent bien souvent entretenir avec leurs clients les rapports privilégiés qui doivent être à la base des relations entre l'indépendant et ses propres donneurs d'ordre. Ce qui frappe le plus dans les plaquettes publicitaires ou les sites Web des cabinets de traduction, c'est souvent la diversité des domaines couverts : textes techniques, juridiques, scientifiques, etc. Le traducteur indépendant ne peut à lui seul être compétent dans de multiples domaines. Il lui est toutefois possible, voire indispensable, comme nous allons le constater un peu plus loin, d'acquérir une spécialisation dans un domaine spécifique, que j'appellerai dans les lignes qui suivent « spécialisation thématique » pour la distinguer de la spécialisation linguistique, sur laquelle nous allons nous arrêter dans un premier temps.
Lorsqu'ils parlent de leur « spécialisation », les traducteurs professionnels font le plus souvent référence aux domaines spécifiques dans lesquels ils se sentent particulièrement compétents. Avant même de se poser la question de la spécialisation thématique, l'étudiant va pour sa part d'abord devoir se poser celle de la spécialisation linguistique. Avant de savoir sur quel « créneau » se placer, il faut en effet s'interroger sur la combinaison linguistique que l'on souhaite adopter. Si les écoles de traduction et les filières universitaires spécialisées demandent en général à leurs étudiants de choisir deux langues dites « passives » (autrement dit leur demandent de travailler dans un contexte trilingue), il est à noter que les traducteurs professionnels ne reproduisent pas toujours ce schéma dans leur activité. L'« idéal » est en effet de travailler à partir de deux langues (souvent appelées « langues B » dans les écoles), et les traducteurs établis observent en effet souvent cette règle. Toutefois, force est de constater que dans certains cas, le traducteur travaille à partir de trois, voire quatre langues passives. Précisons qu'au-delà de trois langues 'B', les compétences du traducteur, sauf exception bien sûr, peuvent être remises en question : on connaît en effet les difficultés que suppose la maîtrise totale d'une, voire deux langues, il n'est donc pas difficile d'imaginer la tâche à laquelle se trouve confronté celui ou celle qui s'attaque à trois, quatre, ou cinq langues de front. Il est par ailleurs à noter que le traducteur à forte spécialisation thématique ne traduit souvent pour sa part qu'à partir d'une seule langue. En ce qui concerne la nature des langues elles-mêmes, il est intéressant de remarquer que les langues jadis qualifiées de « rares » le sont aujourd'hui beaucoup moins, sous l'effet notamment de l'ouverture des frontières et des migrations de traducteurs déjà évoquées. Ainsi, certaines agences françaises n'hésitent pas aujourd'hui à recruter dans les pays de l'Est des traducteurs et des traductrices qu'elles font venir en France pour six mois ou un an dans le cadre d'un projet de traduction important qui nécessite la connaissance d'une langue slave telle que le tchèque, le bulgare ou le hongrois, des langues qui autrefois se monnayaient à prix d'or mais qui, du fait de cette concurrence sauvage, ont aujourd'hui beaucoup perdu de leur valeur ajoutée. Les traductions à partir de langues plus courantes, comme l'anglais, sont elles-mêmes souvent externalisées dans des pays à faible niveau de revenu, comme les pays asiatiques par exemple, opération qui se fait souvent au détriment de la qualité. Le traducteur doit donc avoir conscience de cet état de fait et de l'évolution du marché pour savoir exactement où il se situe sur ce dernier et connaître les contraintes auxquelles il se trouvera inévitablement un jour confronté.
Notons pour finir que l'acquisition d'une langue rare par excellence, comme le japonais par exemple, ne constitue pas toujours l'atout que l'on pourrait imaginer : qui dit langue rare dit en effet marché restreint, et la forte valeur ajoutée de ce type de langue n'a de sens que si les clients existent. Il peut donc parfois s'avérer préférable d'acquérir des compétences dans une langue à forte diffusion, à condition que celles-ci s'accompagnent de connaissances très approfondies dans un domaine spécifique et de réelles qualités d'expression dans la langue-cible. A propos de ce dernier point, l'apprenant oublie en effet trop souvent de maîtriser d'abord sa langue maternelle avant de s'attaquer à d'autres langues, ce qui constitue une grave erreur dans une profession où l'on demande avant tout au professionnel de s'exprimer convenablement dans sa propre langue ; les traducteurs expérimentés savent en effet on ne peut mieux que les difficultés de traduction sont beaucoup plus souvent liées à la réexpression qu'à la compréhension du texte-source.
Après nous être posés la question de la spécialisation linguistique, arrêtons-nous sur celle de la spécialisation dite « thématique », annoncée dans l'introduction du présent article comme indispensable.
La question de la spécialisation thématique est en fait double et exige que l'on réponde à deux interrogations : tout d'abord, faut-il se spécialiser ? et si oui, dans quel(s) domaine(s) peut-on/doit-on se spécialiser ?
La première question a déjà trouvé une réponse affirmative un peu plus haut : sur un marché de plus en plus concurrentiel, le traducteur indépendant ne survivra que s'il se spécialise dans un domaine très précis, où l'association de ses compétences linguistiques et thématiques le rendra irremplaçable aux yeux du client. Comme le remarque Chris Durban dans son article intitulé Transforming sows' ears: a growing niche market, paru dans la revue Language International (juin 1999), « there is no way to win a client's confidence and acceptance of the fine-tuning that will be needed unless the translator knows the field inside out ». L'étudiant pose souvent la question suivante : doit-on préférer « faire du volume », à des tarifs bas, dans des domaines généraux, ou doit-on viser la spécialisation et donc, des tarifs plus élevés, en ne s'attaquant qu'à des textes spécifiques émanant d'un domaine bien précis ? La solution à retenir est bien sûr la seconde, même s'il est bien légitime, pour un traducteur débutant, du fait de son manque d'expérience et de son absence de spécialisation, de s'attaquer à des textes variés qu'il se propose de traduire à des tarifs « compétitifs ». Il est donc indispensable de se spécialiser, ce au moins pour deux raisons. Tout d'abord, sa spécialisation permettra au traducteur d'acquérir une réelle crédibilité auprès de ses clients, même si ceux-ci sont dans un premier temps difficiles à conquérir. Ensuite, elle sera pour lui facteur d'épanouissement dans son métier et de satisfaction intellectuelle : il est en effet beaucoup plus intéressant de traduire des textes auxquels « on comprend quelque chose » que de passer sans cesse d'un domaine à un autre, sans jamais aller au-delà de la surface des choses.
Après avoir répondu à la première question, arrêtons-nous sur la seconde : dans quel(s) domaine(s) doit-on ou peut-on se spécialiser ? Cette question est beaucoup plus délicate et ne peut s'accommoder d'une réponse purement catégorique. L'acquisition d'un ou de plusieurs domaines de spécialité avant même l'entrée dans la profession pose en effet un certain nombre de problèmes auxquels les écoles et les universités formant à la traduction tentent depuis longtemps déjà d'apporter une réponse. Si certains spécialistes (le mot est peut-être mal choisi !) résolvent le problème en conseillant aux apprentis traducteurs de renforcer leurs acquis linguistiques par un diplôme de droit ou de sciences économiques, par exemple, ou par une formation technique courte, il n'en reste pas moins évident que l'acquisition d'une spécialisation a priori est un pari quelque peu risqué au vu de l'humeur changeante du marché, dont les traducteurs établis éprouvent eux-mêmes des difficultés à apprécier les changements de cap. Il s'avère donc relativement difficile de conseiller à l'étudiant de se spécialiser dans tel ou tel domaine, sans savoir exactement quel sera son choix de carrière et son trajet dans les premières années d'exercice de la profession. Les écoles et les universités l'ont bien compris, si l'on se réfère aux programmes qu'elles proposent aux étudiants, programmes qui prévoient une « préspécialisation » dans plusieurs domaines plutôt qu'une spécialisation poussée dans un domaine spécifique. Les enseignants se sont en effet rendus compte qu'il était impossible d'inculquer aux étudiants des connaissances thématiques approfondies en plus des règles de méthodologie que suppose l'enseignement de la traduction en tant que tel. Les différentes formations existant à l'heure actuelle se proposent donc « simplement » d'apporter à l'étudiant les connaissances minimales qu'il lui faudra posséder pour négocier dans les meilleurs conditions la traduction de textes d'origines diverses. L'étudiant sera donc censé, à la fin de son cursus, connaître les bases de la traduction juridique, économique, technique, etc.
Si, comme nous l'avons vu, la spécialisation thématique est a priori quasiment impossible, il faut aussi nécessairement tenir compte des aspirations et des goûts de chacun. La finance et les assurances ont en effet beau être des domaines d'avenir par excellence, dans lesquels il existe une forte demande, ce n'est pas pour autant qu'ils seront les plus populaires auprès des apprentis traducteurs. Le choix de tel ou tel domaine de spécialisation est avant tout une affaire de goût et il ne faut d'ailleurs pas oublier que certains traducteurs préféreront rester généralistes, même si cela risque d'être synonyme pour eux de revenus moins élevés. A propos de généralistes, il peut s'avérer intéressant de dresser une typologie des différentes catégories de traducteurs, en se plaçant du point de vue de leur niveau de spécialisation.
Il existe en fait trois grandes catégories de traducteurs, dans lesquelles chacun, expérimenté ou non, se reconnaîtra :
- La première catégorie est celle des traducteurs dits « généralistes », qui ont en général suivi une formation à la traduction sans pour autant se spécialiser dans un domaine en particulier. Ces traducteurs traduisent indifféremment des textes juridiques, économiques ou techniques, avec les risques que cela comporte. C'est dans cette catégorie que se classent le plus souvent les traducteurs débutants.
- Dans la deuxième catégorie, on trouve les « généralistes spécialisés », qui sont ces traducteurs qui, sans avoir de spécialisation réelle, bénéficient toutefois de connaissances approfondies dans quelques domaines spécifiques (connaissances que leur permet d'acquérir, par exemple, la réalisation régulière de traductions pour un client évoluant dans un domaine particulier).
- Enfin, la troisième catégorie est celle des « vrais » traducteurs spécialisés, qui sont ces traducteurs qui ne travaillent jamais dans un domaine autre que leur domaine de prédilection. Il est à noter que ces traducteurs ont rarement suivi des études de traduction en tant que telles (ce qui ne veut bien sûr pas dire que cursus traditionnels et spécialisation sont incompatibles) : c'est souvent « par hasard », parce qu'ils se sont découverts « un goût pour la traduction » que ces professionnels en sont arrivés à devenir traducteurs, parfois après une formation universitaire dans un autre domaine ou un diplôme d'ingénieur, parfois après une carrière dans l'industrie ou un autre secteur d'activité. Les compétences de ces traducteurs sont techniques avant d'être linguistiques, ce qui leur permet d'être les seuls traducteurs spécialisés « dignes » de ce nom (si l'on prend en tout cas la spécialisation comme le fait d'« avoir des connaissances approfondies dans un domaine déterminé et restreint »).
À la lumière des remarques faites en début d'article, le lecteur aura compris que l'avenir appartient aux traducteurs de la deuxième et surtout de la troisième catégorie, qui sont de toute évidence les mieux armés pour se défendre dans un métier caractérisé par une absence totale de réglementation, avec les conséquences que l'on imagine au niveau des tarifs et des conditions de travail. L'acquisition d'une spécialité n'est pas chose facile et exige que l'on obéisse à certains principes, comme le refus systématique des textes sortant du domaine de compétence, ce malgré les pressions environnantes (« faire du volume », insistance du client, etc.). C'est un processus qui demande du temps et un certain nombre d'efforts de la part du futur « spécialiste » (cf. stratégie d'auto-formation), mais qui s'avère payant à long terme et en tout cas bien plus satisfaisant intellectuellement qu'une stratégie qui consiste à traduire tout et n'importe quoi, sous prétexte de « répondre aux besoins du client ». À propos de la terminologie employée, il semble délicat de faire la distinction entre « spécialisé » et « spécialiste » (est-elle seulement possible ?) ; on pourrait donc peut-être, sur le modèle de l'aphorisme « il n'y a pas de gens cultivés, il n'y a que des gens qui se cultivent », imaginer une formule comme « il n'y a pas de traducteurs spécialisés, il n'y a que des traducteurs qui se spécialisent » pour rendre compte du défi perpétuel qui est posé au traducteur, auquel on demande en même temps de se tenir informé des évolutions de son domaine et de toujours livrer, quelles que soient les conditions de réalisation de la traduction, des prestations de qualité. Toujours à propos de « spécialisé/spécialiste », on peut aussi s'interroger sur la pertinence de certaines classifications hâtives : ainsi, qu'entend-on au juste par « spécialiste de la traduction technique » ? Le terme même de « technique » recouvre en effet une variété infinie de domaines et un traducteur dit « technique » peut très bien témoigner de connaissances solides dans le domaine des télécommunications et de l'informatique sans rien connaître à la construction et au BTP.
Pour finir, et pour se convaincre, si besoin est, de l'importance que les recruteurs attachent à la formation extra-linguistique des traducteurs, il est intéressant de dire un mot des annonces que font régulièrement paraître les grands cabinets d'avocats internationaux et les institutions comme la Cour européenne de justice en vue de pourvoir des postes de traducteur juridique : dans 9 cas sur 10, les candidats doivent, pour que leur candidature soit seulement prise en compte, avoir suivi une formation juridique à part entière et être titulaire d'un diplôme de droit (en d'autres termes, avoir un « legal background »). Faut-il pour autant en conclure que les DESS de traduction et autres diplômes similaires sont à proscrire ? Non, bien évidemment. Il faut simplement en déduire que la traduction, loin d'être réservée à un petit cercle d'élus, est un métier qui réunit des personnes provenant d'horizons très divers et que cette diversité même constitue l'une de ses plus grandes richesses.
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